• 28/02/2022
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La chronique de Roger-Pol Droit : les législateurs d'en haut et le résident d'en bas

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Entamée en 2019, la réflexion éthique de Partage et Vie se poursuit pour la quatrième année en abordant aujourd’hui la question des relations entre l’éthique et le droit. Ce n’est pas un sujet de dissertation, mais la mise en œuvre collective, au fil d’échanges multiples, d’une série d’analyses concrètes, portant sur les problèmes rencontrés chaque jour dans les établissements.

Comme précédemment, nous avons donc voulu partir de vos expériences et de vos perplexités. Un questionnaire a été adressé aux membres de Partage et Vie. Il a déjà recueilli, en moins d’un mois, plus de 130 réponses détaillées, qui contiennent de nombreuses interrogations et propositions, concernant notamment l’entrée en EHPAD (consentement, acceptation, signature du contrat), les relations avec les proches, le choix de la personne de confiance, mais aussi la liberté de circulation des résidents, le respect de leurs volontés, la prise de décision dans les situations difficiles et imprévues. Bientôt, quand l’enquête sera close et dépouillée, cette chronique vous rendra compte des conclusions principales qui s’en dégagent, et des débats qui se poursuivront au cours de plusieurs rencontres.

En attendant, au cours d’une première lecture, je suis tombé en arrêt sur cette réponse : « Les juristes sont souvent à des années-lumière de la réalité de terrain. » Sans chercher pour l’instant si cela est vrai ou faux, il me semble opportun de chercher à quel ressenti et quelle représentation correspond cette affirmation, d’autant que bien d’autres remarques vont dans le même sens.

Les experts qui rédigent les lois seraient-ils des extra-terrestres ? Ils habiteraient une planète très lointaine, celle des principes universels, des normes générales, des prescriptions applicables indifféremment à tous et partout. Sur terre, ici-bas, il en irait tout autrement. L’accompagnement s’adresse à une personne singulière. Le résident, femme ou homme, est unique. Chaque individu a son histoire, ses capacités et incapacités, ses désirs, ses goûts, son caractère. Aussi singulier que son corps, son ADN, sa voix, son passé et ses projets. Sur la planète lointaine des juristes, on pense que tous les sujets sont interchangeables, les solutions toutes identiques. Dans la réalité du terrain, on doit donc « bricoler », au cas par cas, des réponses sur-mesure à des situations toutes différentes.

Partir de cette façon de voir peut permettre d’entrer dans la réflexion entre éthique et droit, à condition d’examiner ce que cette représentation voit bien, mais aussi ce qu’elle déforme, ou laisse carrément de côté. Il est exact que les lois sont générales alors que les cas concrets sont particuliers. Mais ce n’est pas un défaut des lois, c’est au contraire leur nécessaire mode d’existence. Par définition, elles ne peuvent tout prévoir, tout régler, ni tout résoudre. Et elles ne le doivent pas. Un écart subsiste toujours entre la norme formulée pour tous et chaque situation concrète. Cet écart est inévitable. Il n’est pas possible de le combler à proprement parler. Mais on ne cesse de travailler à le réduire, en s’efforçant d’ajuster la loi au cas individuel, de l’appliquer en tenant compte des circonstances particulières. Dans les jugements, c’est le travail des magistrats.

Dans le domaine des soins et de l’accompagnement, c’est le travail de l’éthique. La démarche est analogue, mais le contexte est différent. Pour tout soignant, agir hors la loi est exclu, parce qu’elle garantit les libertés de chacun et qu’elle n’est en aucune manière rédigée par des extra-terrestres vivant dans d’autres galaxies, mais en fait par la communauté des citoyens – la république – c’est-à-dire au nom de tous et pour tous. Le travail de l’éthique consiste alors principalement à construire les ajustements adaptés à chaque cas, en tenant compte à la fois de l’universalité des principes, de la législation en vigueur, et des situations individuelles.

C’est beaucoup plus simple à dire qu’à faire… bien entendu. Parce que, sur le terrain, on découvre qu’il y a aussi des lois mal formulées, trop nombreuses, parfois contradictoires, ou lacunaires, ou mal connues, ou mal appliquées, ou encore incompatibles avec des impératifs éthiques auxquels il n’est pas question de renoncer. Et il faut bien trouver des moyens de sortir de ces difficultés. C’est exactement de cela que nous voulons parler cette année.