• 15/09/2021
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La chronique de Roger-Pol Droit : Les quatre leçons de Robinson Crusoé

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Roger-Pol Droit, philosophe et journaliste, continue avec ce texte sa chronique qui nourrit en 2021 la réflexion éthique de Partage et Vie.

Tout le monde n’a pas lu La vie et les aventures de Robinson Crusoé que Daniel Defoe a publié à Londres en 1719, mais chacun connaît les grandes lignes de ce classique. Un navire fait naufrage, s’échoue sur une île déserte et l’unique survivant commence à s’organiser pour subsister, jusqu’au moment où surgira un indigène, qu’il va surnommer Vendredi, et qui lui tiendra compagnie. L’histoire a traversé les siècles et a suscité quantité de reprises, adaptations au cinéma et prolongements littéraires.

Quel rapport avec les EHPAD et l’accompagnement des personnes âgées ? Au premier regard, aucun. Et pourtant, les leçons de cette aventure concernent directement la vie des résidents et l’éthique des relations au sein des établissement. Et même de quatre manières, distinctes mais reliées. Voilà ce que je souhaite expliquer.

Tout commence par un naufrage. Ce terme n’évoque pas seulement la formule célèbre du Général de Gaulle (« la vieillesse, ce naufrage ») dont on oublie souvent de préciser qu’elle visait le Maréchal Pétain, jadis glorieux puis sombrant, avec l’âge, dans l’infamie de l’antisémitisme et de la collaboration avec les nazis. Un naufrage personnel, tous les résidents en ont connu. Presque toujours, ce qui les conduit en EHPAD est avant tout une chute, une maladie, un accident domestique, un deuil - une rupture avec la vie d’avant, le cours habituel des choses. Ils naviguaient, voilà qu’ils échouent.

À ce premier temps du choc, de l’appréhension et du désarroi succède le temps de la découverte progressive de l’île et du bricolage d’une autre existence. Après avoir débarqué en terre inconnue, les Robinson des EHPAD se fabriquent, peu à peu, des repères et des activités. Ils aménagent et apprivoisent les nouveaux lieux avec les outils qu’ils ont conservés. De la même manière que le naufragé du roman récupère sur la plage quelques caisses d’outils et de nourriture venues de la carcasse du navire, ils puisent, pour vivre, dans la quantité de connaissances, d’habiletés, de souvenirs et de désirs qui leur reste. Car le naufrage n’est jamais total. Une partie de la « cargaison » demeure toujours disponible.

Cette cargaison, ce sont les souvenirs, l’éducation, la culture de chacun, les capacités acquises qui demeurent et permettent de ne pas être seul, même si on se croit d’abord loin de tout, loin des autres, parfois même sans relation vivante. L’île paraît déserte, jamais le cerveau ne l’est. Dès lors que nous avons été socialisés, que nous avons appris à marcher, à parler, à travailler, nous ne sommes jamais radicalement coupés des autres, même s’ils sont physiquement absents. Dans son isolement radical, Robinson pense avec les mots appris des autres, agit et s'organise au moyen des schémas mentaux hérités de son éducation. Son enseignement, de ce point de vue, c'est finalement qu’«on n'est jamais seul dans sa peau », pour reprendre les termes du poète Henri Michaux.

La dernière leçon, c’est évidemment la découverte de l’autre, qui passe tour à tour par la peur, l’apprivoisement, la sympathie, l’amitié, la confiance. Sans doute une partie de la relation entre Robinson et Vendredi, devenu son serviteur est-elle marquée par les habitudes de son temps, et les préjugés envers les « sauvages ». Mais ce qui l’emporte est avant tout l’humanité, c’est-à-dire le partage et la coprésence. Chacun vit plus, et mieux, en brisant sa solitude.  

Voilà pourquoi il n’est pas inutile de se souvenir de Robinson. Même s’il n’a rien à voir, au premier abord, avec les EHPAD, il ne cesse de délivrer quatre leçons :

  1. Les naufrages se surmontent. Ils constituent des mutations, pas des anéantissements.
  2.  La vie d’après se réorganise à l’aide de ce qui est demeuré intact des apprentissages acquis.
  3. Ces capacités marquent la présence des autres en tout individu.
  4. Les relations entre personnes réelles garantissent les possibilités d’évolution de chacun, quelles que soit les circonstances.

En fin de compte, la consonance avec les réflexions éthiques en cours au sein de Partage & Vie est forte.