• 04/03/2021
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Les poules, l'omette et le bien-être

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La Fondation Partage et Vie a entamé une démarche éthique en 2019. Elle a estimé indispensable de donner aux collaborateurs la possibilité d’une prise de recul sur leurs pratiques dans l’accompagnement des résidents et patients. Roger-Pol Droit, philosophe et journaliste, partage chaque mois une chronique qui va nourrir la réflexion éthique de Partage et Vie en 2021. Découvrez la deuxième chronique.

Partage & Vie a  choisi cette année de réfléchir à la « vie bonne » et à ce qu’elle signifie, d’un point de vue éthique et concret, dans les situations de grand âge et de dépendance. Plutôt que de poursuivre le bilan des inquiétudes et des souffrances engendrées par la pandémie, nous avons préféré mettre l’accent sur ce qui demeure la raison d’être des EHPAD et leurs actions au quotidien : assurer à chaque personne le maximum de bien-être et de sérénité – ce qui ne peut aller sans respect de sa dignité ni sans attention à ses goûts, ses habitudes, ses particularités.

Cette réflexion de fond ne fait que commencer. Mais vous avez été déjà très nombreux, à répondre à l’enquête sur les conditions de la vie bonne, et une quantité de remarques, d’anecdotes et d’exemples nous sont parvenus, qui vont alimenter les interrogations et les analyses à venir. La quantité et la qualité de ces contributions sont extrêmement encourageantes. Elles montrent que ce thème vous parle, et que vous en parlez très bien.

Ces réponses, abondantes et riches, vont être analysées en détail. Je souhaite seulement, pour l’heure, en extraire quelques premiers éléments significatifs. Sans doute la leçon la plus simple qui se dégage d’emblée est-elle qu’il suffit souvent de bien peu de chose pour changer un climat, calmer une angoisse, permettre à une personne inquiète de retrouver le sommeil ou le sourire.

« Est-ce que les poules sont rentrées ? » demande chaque soir une résidente, qui se tourmente et ne peut dormir si on ne lui répond pas. Les soignants ont pris l’habitude de lui préciser que les poules sont bien rentrées, et même de lui montrer une image de poules, prise sur Internet, ce qui achève de la rasséréner. Ces précisions font la différence, dans l’esprit de cette personne, entre un monde incertain, désorganisé, livré au hasard et au danger, et un monde contrôlé, où les choses sont à leur place, en paix, en sécurité.

              Lui dire que les poules sont rentrées est donc bien plus utile que de lui rappeler qu’elle n’est plus à la ferme, qu’il n’y a pas de poule dans l’établissement, et qu’elle ferait mieux de se taire. Ceci paraît évident et simple. Toutefois, il n’est pas certain que ce soit toujours aussi limpide. Par exemple, si la question était, chaque soir, « est-ce que les extra-terrestres sont encore là ? », faudrait-il répondre, et entrer ainsi dans un délire ? La frontière, cas par cas, est délicate à discerner.

Dans d’autres exemples, certaines règles de fonctionnement se révèlent inutilement brimantes. Une résidente réclame à cor et à cris une omelette baveuse, comme celles qu’elle a toujours aimées depuis son enfance. On pourrait imaginer que cette demande est très simple à satisfaire. En fait, il semble que ce soit impossible. Je n’ai pas encore compris pourquoi, mais des règles sanitaires strictes paraissent exclure les omelettes baveuses des cuisines ! Il ne semble pas y avoir de moyen « légal » pour permettre à cette personne de goûter ce plat simplissime qui lui rendrait le sourire… En attendant de trouver la clé de cette énigme, une conclusion évidente s’impose : tout se joue dans les détails.

Un détail apaise, un autre tourmente. Ce sont toujours, vus du dehors, des faits infimes. Des croûtons dans le potage, une ceinture à la bonne taille, tel ou tel horaire de toilette, tel petit mot à prononcer, ou à éviter. Ces détails, il faut les repérer, les respecter, parfois les réparer. Ils constituent le tissu de la vie bonne.

Parce que ces éléments ne sont minuscules que pour les personnes qui vivent mille autres choses. Ils deviennent immenses, essentiels, vitaux pour les personnes qui, « dans leur monde », focalisent sur eux leur existence. C’est pourquoi la première attitude est de prendre conscience de cette différence, et de ne surtout pas juger ces toutes petites choses à partir de « nos » critères mais de ceux des personnes concernées. Ce décentrement, qui fonde l’empathie, est le premier pas de toute démarche éthique. L’important, c’est d’abord ce qui importe aux autres.